LE THEOREME DU YETI
Stratégie
Par David Poulenard
Chaque joueur de poker a été confronté à cette situation qui se produit fréquemment, 17% des flops précisément comportant une paire. La première question que l’on se pose inévitablement est "mon adversaire a-t-il un brelan ?". Les bons joueurs développeront des axes de réflexion complémentaires : "comment optimiser mon brelan ?" s’ils ont la chance de l’avoir obtenu ou bien "comment faire croire à mon rival que je détiens la carte magique ?".
Le théorème du yéti, basé sur l’expérience accumulée par les meilleurs joueurs, détermine une règle simple mais pratiquement toujours vérifiable : Sur un flop comportant une paire, un joueur qui subirait une sur-relance après sa mise initiale et opterait pour une nouvelle sur-relance est généralement en bluff !
Illustration : le joueur A a relancé préflop du cut off et le joueur B a suivi depuis les blinds, le flop comprend : . Le joueur A check, le joueur B mise et A relance du triple, après une réflexion le joueur B relance à nouveau. Qu’en déduire ? Ont-ils tous les deux un 7 ? Mettons nous à la place de chacun des joueurs : le joueur A aurait-il pris le risque d’effrayer son adversaire s’il avait touché un brelan ? Quant au deuxième joueur aurait il effectué un 3-bet s’il détenait un 7 et a fortiori un full ? Certainement pas, avec un jeu aussi fort l’un et l’autre, et plus encore le joueur B, se seraient contentés de payer la relance adverse pour piéger leur adversaire.
Mettez vous en situation en imaginant que vous ayez relancé au bouton avec et que le joueur de petite blind vous a suivi. Le flop est idéal , vous donnant un brelan max avec un As comme kicker sans possibilité de tirage. Après le check de votre rival, vous avez misé la moitié du pot pour un continuation-bet classique et surprise il vous sur-relance. Que faîtes-vous ? Allez-vous sur-relancer à nouveau avec un jeu aussi fort et un adversaire prêt à investir beaucoup d’argent au risque de le contraindre à se coucher ?
Logiquement non, vous allez vous contenter de payer si possible avec un petit jeu d’acting confortant votre adversaire dans son option de jeu. S’il est en bluff il continuera très certainement son agression à la turn et s’il a effectué son check-raise avec un jeu moyen, une paire de 9 par exemple, pour prendre une information ou tenter de remporter le pot immédiatement, il se méfiera peut-être mais il lui sera difficile d’abandonner le coup. En ayant réalisé un 3-bet vous auriez immédiatement mis fin à ses velléités de bluff et très certainement contraint celui-ci à abandonner un jeu moyen. Ce cas de figure fréquent illustre le théorème du yéti, avec un brelan en position sur un flop sans tirage on se contente généralement d’un simple call pour piéger son adversaire. Si cette option de jeu est d’une totale logique, la sur-relance d’un joueur indique donc généralement un bluff !
Evidemment toute forme de slowplay comporte quelques risques, votre adversaire pourrait toucher un 9 au turn ou à la river et vous perdriez un pot énorme. Les certitudes sont rares au poker, mais lorsque l’on a la possibilité de remporter un gros pot il faut savoir prendre des risques calculés. Pour info les chances de votre adversaire d’obtenir un 9 seraient de 8%, signifiant approximativement que 11 fois sur 12 vous remporterez un gros coup.
Le théorème du yéti obéit néanmoins à quelques règles élémentaires :
- les joueurs impliqués doivent disposer de tapis profonds permettant ce genre de moves.
- le flop ne doit pas comporter de réelles possibilités de tirage. Avec 8c 9c 9d un joueur détenant un 9 peut logiquement estimer préférable de remporter le coup immédiatement face aux multiples tirages qu’offre un tel flop.
- être de préférence en position pour optimiser cette tactique. Si vous êtes premier de parole et vous êtes contentés de payer la sur-relance de votre adversaire en ayant touché votre brelan, il risque de checker la turn à son tour s’offrant deux cartes gratuites qui risquent de vous plonger dans l’embarras à la river.
- avoir en tête que d’autres joueurs connaissent ce théorème et peuvent donc le retourner contre vous.
Maintenant que vous connaissez le théorème du yéti, il convient de l’utiliser. Généralement cela demande des nerfs solides car il s’agit de disputer de gros pots parfois en total re-steal.
Exemple : Dans une partie de cash game à 2-4$ avec 430$ de tapis nous relançons depuis le bouton à 10$ en ayant et le joueur de grosse blinde nous sur-relance pour 25$. Il possède 480$ et nous savons que c’est un joueur agressif qui n’hésite pas à sur-relancer et défend fréquemment ses blinds.
Nous décidons de simplement payer et le flop apparaît : , immédiatement notre adversaire mise 25$ dans un pot de 52$, on peut évidemment passer mais ici, estimant qu’il est peut-être en plein bluff, nous choisissons de miser 70$. N’oublions pas qu’il y a un tirage et que même avec AQ nous pourrions le redouter, si notre adversaire n’a pas une main légitime cela suffira souvent à lui faire abandonner le coup, soit immédiatement soit avec un second barrel au turn.
Surprise il effectue un 3-bet pour 160$, une mini-relance signifiant visiblement une forte main. Avec notre faible K9 la tentation de passer est grande, pourtant si l’on réfléchit on peut développer une analyse différente. Avec une Dame notre rival aurait-il envie de nous faire fuir ? Et même s’il en détenait une ou s’il avait AA ou KK se contenterait-il d’une mise aussi faible nous offrant une cote miraculeuse si nous étions à tirage ? Surement pas, il y a donc de réelles chances pour qu’il soit en bluff total ! A cet instant le pot est de 282$, en faisant tapis, soit 335$, nous prenons un risque calculé, en effet il nous suffit de remporter le pot un peu plus d’une fois sur deux pour rentabiliser ce move. Le théorème du yéti et l’incohérence de sa derniere mise (avec une main très forte il se serait contenté de payer notre relance ou alors il aurait opté pour un 3-bet à tapis pour protéger sa main d’un tirage tout en s’offrant la chance de nous prendre notre stack) justifient donc de partir à tapis.
J’ai disputé ce coup récemment dans une partie de cash game live, contre un joueur agressif mais sensé, en sachant qu’il ne lisait pas d’articles stratégiques et ignorait donc le concept de notre yéti. Il a passé sa main en montrant et en disant qu’ "il perdait systématiquement Anna Kournikova contre AQ"…
Contrer le théorème du yéti.
Lorsque vous pensez que votre adversaire connaît le théorème, il faut donc envisager de retourner celui-ci contre lui. Deux méthodes à retenir, si vous obtenez le brelan ou mieux encore le full, il convient de relancer et sur-relancer encore comme si vous étiez en plein bluff, si c’est lui qui utilise l’arme de la sur-relance et que vous n’avez pas touché votre flop, à vous d’effectuer une analyse poussée pour savoir s’il tente un contre-bluff ou s’il retourne le théorème contre vous avec un jeu énorme.
Illustration du théorème par Phil Ivey :
Ce contre-bluff légendaire réalisé par Phil Ivey lors du heads-up du Monte-Carlo Million en 2005 constitue une utilisation parfaite du théorème du yéti. Ivey, opposé à Paul Jackson un solide pro anglais, est large chipleader lorsque ce coup exceptionnel se déroule.
Jackson a relancé pré-flop et Ivey avec a sur-relancé, l’anglais qui ne détient qu’un faible se contente de payer constituant un pot de 176 000$.
Le flop : .
Ivey mise 80 000$, une action logique après une sur-relance. Paul Jackson décide de relancer à nouveau pour 170 000 et Phil Ivey mise 240 000 avec absolument rien en main. Le pot est alors de 666 000$ et Jackson avance 300 000$ de plus, investissant une grande partie de son tapis, lui aussi en plein bluff !
Phil réfléchit longuement, demande la hauteur de son tapis à Jackson (un peu plus de 300 000 alors que le pot est déjà de 966 000) et finit par annoncer all in, contraignant le malheureux à jeter sa main. Un bluff extraordinaire devenu mythique oui, mais qui répond à une déduction d’une grande logique. Peu importe que le prodige américain connaisse le concept du yéti à cette époque, son talent et son expérience suffisent à ce qu’il ait développé sa propre analyse sur ce genre de coups.
Nous sommes exactement dans le champ d’application de notre théorème, lorsqu’arrive le flop avec deux valets, Ivey mise, Jackson relance et sur la nouvelle sur-relance d’Ivey l’Anglais relance à nouveau sans investir son tapis. La réflexion de Phil est évidente, sur ce flop avec une paire et un tirage, son adversaire ne pouvait pas effectuer ce type de move. Avec une main énorme il aurait soit tenté de le piéger en slowplayant, soit il aurait fini par partir all in pour tenter de soutirer le plus de jetons possible et se protéger d’un éventuel tirage couleur. Ivey sait que son rival est un joueur expérimenté qui a bien évidemment intégré les paramètres du yéti dans son plan du jeu et concluant donc qu’il est lui aussi en bluff l’Américain annonce tapis, remportant cet énorme pot et le tournoi peu de temps après.